ANYONE

En écrivant, l'auteur parle de ce qu’il observe au dehors ou en lui. Quoiqu’un auteur écrive, il ne parle que de lui-même et ce faisant, il nous rassemble en un point universel qui dépasse sa propre personne et qui nous permet de nous reconnaitre comme s’il nous parlait de nous.
Quand l’acteur incarne le texte, le spectateur doit pouvoir retrouver cette connexion avec l’intimité de l’auteur et sa vérité personnelle et le public ne s’y trompe pas. Si je triche, il le voit, le perçoit, le ressent parce que quelque chose sonne faux dans les mots, dans la voix, dans le corps. "Le public ne nous croit pas parce que nous n'y croyons pas nous-même" (dixit Théo), il sait alors que nous faisons semblant d’être, que nous n'incarnons pas vraiment ce que nous jouons, que nous mentons pour ne pas être vu vraiment. Quand l’acteur se cache derrière un rôle parce qu’il n’ose pas jouer, il ne peut pas être vrai. Là est tout le paradoxe. 
Jouer, c’est rendre manifeste un texte, lui prêter vie, le rendre réel, palpable à travers le corps, la voix, les expressions du joueur et auprès duquel le public pourra se reconnaitre ou reconnaitre quelqu’un qu’il connait à défaut de pouvoir se regarder lui-même.
Il y a autant de façon de jouer une émotion qu’il y a d’acteurs car le jeu passe par le prisme de notre personnalité. Et si l’acteur est au service de l’auteur, il n’en est pas moins l’alchimiste au travers duquel la scène va se jouer. On pourrait dire la même chose du conteur, du musicien, du chanteur, du danseur…
Jouer la comédie, ce n’est pas jouer à être quelqu’un d’autre, comme nous le rappelle souvent Théo.
Si le cadre de vie, la situation sociale et le tempérament du personnage sont à respecter et à traduire sur scène ou devant la caméra, ce qui le pousse à agir, sa motivation profonde, c’est en nous qu’il faut aller la chercher, dans ce que nous avons de semblable avec l’autre : notre nature humaine et les passions qui s’y rattachent. 
Être comédien, c’est découvrir toute la gamme émotionnelle qui vibre en nous et qui sont autant de notes à jouer qu'elles le seraient sur la partition d'un musicien et de son instrument. Pour se sentir libre de jouer, il est bon de s'autoriser à mieux se connaitre, à accueillir sa différence ou sa particularité, d’oser montrer cette humanité et de la dévoiler pour se mettre au service du rôle.

La théorie est belle mais la pratique c’est autre chose.  Cela fait cinquante ans que je tente d’apparaitre sur la scène du monde, de dévoiler qui je suis, sans crainte d’être jugée. Se libérer du regard de l’autre pour, à la fois, s’offrir à voir en se donnant en spectacle, quel dilemme. Un autre paradoxe.
J’ai grandi dans des sables mouvants, prêts à m’engloutir. Il ne fallait pas bouger, je devais me tenir, rester sage, ne pas faire de vagues, ne pas provoquer la houle si prompt à agir au moindre faux pas. J’avais la sensation d’être une erreur qu’il fallait corriger sans cesse. Je n’osais pas être et en même temps, j’avais peur de disparaître. Enfant, j’ai souffert d’invisibilité. A force de ne pas vouloir déranger un entourage que tout agaçait, j’ai fini par me faire oublier et je me suis oubliée moi-même.
Un formidable instinct de survie m’a guidé vers la scène que j’ai associé à une sorte de radeau de fortune sur lequel me préserver de cet océan émotionnel déchainé qui cherchait à m’engloutir dans ses eaux profondes.

Aujourd’hui, les eaux se sont apaisées. Je traverse la vie toutes voiles dehors. Je sais naviguer, enfin. Je ne crains plus les tempêtes et autres ouragans caractériels. Je connais mieux la nature humaine. Elle n’a presque plus de secrets pour moi. J’entends venir la houle bien avant qu’elle n’impacte ma vie (ou mon embarcation). Je sais anticiper les actions qui me mettent à l’abri du gris ambiant. 
Je suis prête à jouer vrai devant l’œil inquisiteur d’une caméra. Il me faudra un peu de temps pour l’apprivoiser. Cela ne m’ennuie pas. J’aime le temps. J’en ai toujours fait un allié. Il œuvre en ma faveur et m’offre l’espace nécessaire à la maturation d’un nouveau projet.